Urinoir et bouse de vache

Urinoir et bouse de vache

Sudarshan Shetty Untitled (from Love) (détail), 2006. MAC, Lyon, Indian Highway IV. © www.philippepataudcélérier.com

Calcutta. CIMA Gallery. Autoportrait et portraits de vache peints avec de la bouse de vache. Sacrilège. Les fondamentalistes hindous manifestent. La vache est la mère qui nourrit le peuple de l’Inde et tout ce qui vient d’elle est sacré. On ne peut transformer la matière divine en matériau profane. Les vitrines sont saccagées.

Paris. Musée d’art national du Centre Georges Pompidou. Un visiteur ébrèche à coups de marteau un urinoir. Le provocateur qui revendique son statut d’artiste s’est déjà fait épingler pour s’être soulagé dans le dit urinoir. Sacrilège. L’urinoir n’est plus un édicule mais un objet transformé en œuvre d’art par la volonté d’un artiste : Marcel Duchamp. Désormais les hommes doivent déciller leur regard là où ils déboutonnaient leur braguette. Reprenons.

En 1917, Marcel Duchamp achète un urinoir en porcelaine aux établissements J. L. Mott Iron Works de New-York. L’objet intitulé « Fountain » et signé « R. Mutt, 1917 » est envoyé à la société des Artistes Indépendants pour être exposé. « Provocation ! Aux chiottes les pissotières ! » lancent les membres du jury. Comment un objet industriel, un simple article sanitaire peut-il être élevé au rang d’œuvres d’art ? L’urinoir est rejeté par le jury.

Mort aux vaches © ppc, Paris, 75011, 2012
Mort aux vaches © ppc, Paris, 75011, 2012

L’éditorial d’une revue artistique, probablement écrit par Marcel Duchamp, commente peu après ce refus: « Que Monsieur Mutt ait fabriqué la Fontainede ses propres mains ou non est sans importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet de sa vie quotidienne, l’a mis en situation au point de faire oublier sa fonction et sa signification utilitaire sous un nouveau titre et un nouveau point de vue – et a créé une pensée nouvelle de cet objet. » D’ailleurs la signature « R. Mutt », « art mute » prononcé en anglais, prouve bien que l’objet était destiné à muter. Le profane pouvait se métamorphoser en sacré.

Dès lors ébrécher l’icône-urinoir ou uriner sur sa blancheur immaculée rappelait à nouveau sa fonction première. L’objet d’art redevenait urinoir par cet acte sacrilège. Scandale crièrent les experts. Car pour être industriel, cet urinoir, situé non dans une pissotière mais sur la cimaise d’un musée, est signé : « R Mutt ». Or R Mutt, c’est aussi « Mutt R », Mutter, la mère en allemand. L’urinoir occidental comme la vache indienne serait-il la mère qui soulage le peuple de France ?

Château de Cheverny, Tintin © Hergé / www.philippepataudcélérier.com

La provocation devient sacrilège et tout attentat à sa blanche porcelaine sévèrement sanctionné. La mixtion valut à l’artiste une amende de près de cinquante mille euros. Quant aux coups de marteaux qui n’étaient plus ceux du commissaire priseur, les gardiens du temple tranchèrent. Le Centre Pompidou réclama au provocateur plus de 400 000 euros de dommages et intérêts pour cet urinoir estimé à 2,8 millions d’euros. Les artistes qu’ils soient Indiens ou Européens doivent donc manier bouse de vache et urinoir avec prudence. La vache n’est jamais bien éloignée Duchamp.

Philippe Pataud Célérier © Texte et images

Ce texte est paru en avril 2012 dans le journal de la Biennale de Paris.

Voir : Et qu’en pense Madame la Culture ?

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